La photo du père

25 mars 2014

La photo du père

Comment une jeune domestique sénégalaise découvre que Sékou Touré n’est pas son papa ! 

Ce matin, me voyant feuilleter le petit cahier rouge où j’écris mes notes, Fatou, la bonne qui nettoie chez moi, me demande si j’en suis l’auteur. Fatou a une trentaine d’années. Elle parait en avoir dix de plus. Son corps trapu, presque aussi large que haut, a été déformé par les maternités rapprochées et son passé sur les trottoirs de Dakar. La façon intéressée dont elle m’a posé la question me fait croire qu’elle a lu mes notes.

Une fois par semaine, Fatou nettoie ma petite chambre désordonnée. Elle a dû trouver le cahier sur la commode où je le pose. Elle le lit sans doute depuis le début, sans que je m’en rende compte, pensant que, comme la plupart des bonnes, elle était analphabète.

J’ai été imprudent. Ce cahier contient le récit de mes aventures sulfureuses de célibataire à la libido débordante. Embarrassé, j’ai essayé d’expliquer à Fatou que tout ce qui est écrit dans le cahier n’était pas forcément vrai. « Certaines choses sont inventées quoi.. », lui dis-je. Elle m’a regardé d’un air dubitatif, avant de répondre : « Moi, je ne connais pas mon père. »

Fatou fait clairement allusion à un passage de mes notes que j’ai d’ailleurs posté sur ce blog. Surpris et touché par cette confession dont la spontanéité trahit un secret longtemps contenu, j’ai mis de côté le cahier pour l’écouter.

Fatou travaille chez nous (maison familiale) depuis seulement trois mois. D’habitude, on ne se parle presque pas. Elle arrive tous les matins à 9 heures. Elle est aussitôt absorbée par ses travaux domestiques. Moi, quand je suis à la maison, j’ai le nez plongé dans mes lectures. Voyant mon attention toute dédiée à elle, elle  continua de parler, le balai à la main.  « Mon père nous a abandonnés, ma mère et moi, quand j’avais deux ans, raconte elle, prenant place devant moi sur le vieux pouf râpé, le seul meuble de ma chambre, après le lit.

Fatou porte sa tenue de tous les jours : un t-shirt déteint d’où sortent des bras graisseux ; un vieux pagne élimé qui enveloppe à peine ses énormes hanches. Son visage tacheté garde les séquelles d’une intense activité de dépigmentation, le khessal comme on l’appelle ici. Fatou est mère de cinq enfants dont le plus âgé à 11 ans.  Ils sont tous de pères différents.

» D’après Mama, Papa est parti un matin; et n’a plus donné de ses nouvelles, reprend  Fatou. Le seul souvenir qu’on a gardé de lui, c’est une grande photo qui se trouvait au salon : un portrait sous-verre encadré et accroché au mur, à côté de mon certificat d’études primaires, mon unique diplôme. J’ai arrêté mes études à 12 ans, après ma première année au collège. Je me souviendrai toujours de cette photo : Papa est debout, élégant et fier. Il arbore un sourire circonspect, son regard perdu dans le lointain. Son bonnet doré est assorti au fil d’ornement de son grand boubou blanc amidonné et bien repassé.

» Il émanait de la photo une sereine autorité, presque intimidante. C’est pourquoi, j’ai toujours eu l’impression étant enfant que Papa était présent à la maison. Mama apportait un grand soin à la photo. Elle montait régulièrement sur canapé du salon pour la décrocher et frotter le cadre jusqu’à ce qu’il retrouve son éclat des premiers jours. C’était comme un trésor que Papa lui avait laissé en partant, et qu’il devrait retrouver intact à son retour.

» Un jour, Mama tomba malade. Gravement. Il n’y avait pas d’argent à la maison. L’idée m’est venue de vendre le portrait de mon père au marché, ou de le donner en gage. Il pouvait servir à décorer un salon. C’était le seul objet qui avait de la valeur dans la maison. Les gens mettent chez eux des personnages de toutes sortes. Qui n’a pas la photo de son marabout chez lui ?. Avec son grand boubou blanc immaculé, mon Papa pouvait  entrer dans la galerie des saints enturbannés qui encombrent les murs de nos salons et chambres. J’espérais pouvoir tirer de l’argent de ce portrait paternel pour soigner Mama.

» Je suis allée au grand marché de Pikine avec la photo de Papa sous le bras, poursuit Fatou. Je me suis rendue chez un riche commerçant qui a fait fortune dans la vente de posters de chefs religieux de guides des confréries. Il a pris la photo, et l’a longuement regardée. Il l’a retournée dans tous les sens. Ensuite il l’a longtemps fixé, comme pour le replacer dans sa mémoire. Et brusquement le déclic se produisit :

— Mais, c’est Sékou Touré, le guinéen, s’écria-t-il subitement.

– Non, cet  homme est mon père,  protestai-je vigoureusement.

– Tu es la fille de Sékou Touré ! insista le commerçant, sur un ton volontiers railleur.

–   Non, je suis la fille de cet homme sur cette photo, répondis-je.

Pour coupé court, il sortit de sa boutique un autre portrait du même personnage dont je venais d’entendre parler pour la première fois. La légende était sans équivoque…

»  Mama devait mourir quelques jours après. Je n’ai jamais eu l’occasion de lui parler de la photo qui était au salon. En vérité, Mama ne m’a jamais dit que cet homme sur la photo était Papa. Mais, j’avais supposé que, comme tout le monde, je devais avoir un père. Et cette présence masculine qui accaparait l’attention maternelle devait être un père…

» Je n’en veux pas à Mama. Moi-même, je sais maintenant combien il est difficile de dire à un enfant que son père est parti un bon matin sans laisser de nouvelles. »

NB : J’ai transcris ici les propos de Fatou en essayant de lui donner une cohérence et rester fidèle à son récit. Je me suis résolu à publier le texte  tout en étant conscient de ses lacunes. Fatou m’a donné l’accord de le partager avec les lecteurs de ce blog. J’ai amputé, tout en me demandant si cela n’a pas tué l’intérêt du récit, certains passages de sa vie personnelle, comme son passé de prostituée à Dakar,  une expérience qui lui a laissé, entre autres, cette peau de hyène.  Ce n’est pas la seule précaution que j’ai prise. J’ai changé son nom. Fatou est le nom d’emprunt que se donnent les bonnes sénégalaises. 

Partagez

Commentaires

Khadim
Répondre

J'aime !
Diambar , j'aimerais bien qu'on se rencontre. T'en penses quoi ?

diambar
Répondre

merci c'est gentil on se voit quand tu veux