A mes héros de jeunesse

1 novembre 2015

A mes héros de jeunesse

Diop « Camélia » avait la main lourde et toujours un mégo à la bouche.  Le parachute se déploie. Les couleurs du pays, vert jaune rouge, apparaissent dans un ciel dégagé. C’est Dina. Tous les enfants sortent et saluent l’homme qui vole.

Le matin est une promesse qui se réalise.  Il a fait nuit. Il fait jour. Prendre un café, arroser mes plantes et sortir dans la rue. Me mêler à la petite foule devant les kiosques à journaux, dévorant les gros titres. Sentir l’odeur des corps  qui n’ont pas pris de douche au réveil. Debout, solennels, visages tournés vers les « unes ». Ils murmurent d’une voix inaudibles les titres des journaux.  Cette lecture publique ressemble à une prière en groupe. Envie d’envoyer des textos à mes confrères de la presse écrite. « Vos titres sont racoleurs, mes gars ». Non, ils dorment encore à cette heure. Ils « bouclent » tard. La « Une » c’est la page que j’aime moins dans un  journal. Ça  fait un peu télé. Elle donne plus à voir à lire. J’écoute les commentaires. L’opinion publique a une haleine fétide ce matin: « Thione Seck, tout cet argent pour quoi faire…»

Sur les trottoirs, les vendeuses de petit déjeuner se sont installées. Gargotes à ciel ouvert.  Une table, des tabourets, des rideaux sales et le tour est joué. Les commerces s’ouvrent. Ce pays est devenu un grand bazar. Tout le monde vend.  Partout sur nos trottoirs, y a que des marchands ambulants. J’accuse l’école d’avoir suscité en masse cette vocation chez les jeunes Sénégalais.  Dans tous les exercices de maths qu’on donne aux écoliers, il s’agit d’acheter et de vendre. De trouver des bénéfices, des prix de revient, de vente.

A l’école primaire, dans ma classe, les formules étaient écrites à la craie, en couleurs dans un coin du tableau noir :

Prix de vente =  Prix d’achat + Frais.

Bénéfice =  Prix de revient – frais.

Les « problèmes pratiques », il faut les trouver pour avoir droit à la récréation.

L’autre jour à Dakar, j’ai voulu acheter des tissus pour  changer les rideaux de ma chambre.  On m’a dit qu’on vend ça à la pesée. Le kilo du tisse  coûte  1500 F.  J’ai toujours pensé que le tissu se vendait au mètre. Ça doit faire un peu désordre dans la tête des jeunes écoliers qui apprennent  les unités de mesures.

Pour Diop Camélia. Le matin est une promesse réalisée. Le grelot du cheval qui revient encore décharger le gaz butane dans la boutique à coté de ma chambre que je loue à Pikine, la Banlieue sale et bondée de Dakar.  J’ai deux mois d’arriérés.  Les enfants vont à l’école. Les jours où j’avais calcul, je mettais un pull sous ma chemise. Le maitre Diop « Camélia » avait la main lourde et toujours un mégo à la bouche. Sa cravache en lanière de pneu qui fend l’air « Swwwiff »  comme un ovni atterrit sur votre dos et vous laisse des marques pour la vie.

La division, c’est l’opération pour laquelle j’ai pris plus de coups à l’école. Diviser, partager, distribuer. Je crois derrière mon incapacité à résoudre cette opération, Diop Camélia soupçonnait un relent égoïste. C’est ce qu’il cherchait  à réprimer si sévèrement. En vain ?

Diop Camélia est mort un matin, deux mois avant l’examen d’entrée en sixième. Un torticolis causé par un oreiller mal ajusté. En traversant, la route il n’a pas bien regardé le camion qui arrivait à toute allure. Evidemment, ce fut l’hécatombe pour ma classe.  Presque tous recalés. Je ne savais pas qu’un oreiller pouvait être aussi dramatique pour toute une génération.

Grand, teint foncé, pomme d’Adam saillante, Diop Camélia fumait beaucoup cette marque de cigarette sans filtre. S’il vous surprend en train de jouer au foot dans la rue, le lendemain matin vous êtes sûr d’entendre : «au tableau ! » La promesse se réalise toujours.  Diop Camélia créait ses textes de dictée lui- même,  contrairement aux maitres qui puisaient dans les annales d’examen. Il disait  qu’avant de dicter des mots à ses élèves, il doit être certain de savoir bien les écrire lui-même.  Et diable quel texte, il vous sortait. Extrait : «Au musée, l’exposition rétroperspective rassemblait à un  amas d’objets  hétéroclites : un vrai capharnaüm… ».

En dictée je m’en tirais mieux. Il me remettait ma copie avec une once de fierté et me disait : «  Zéro faute » . Je ne sais comment, il aurait vécu cette époque de textos.

Pour Dina. Un matin, au-dessus de nos têtes, dans le ciel, une tache sombre qui descend. Lentement.  Le parachute se déploie. Les couleurs du pays, vert jaune rouge, apparaissent dans un ciel dégagé. C’est Dina. Tous les enfants sortent et regardent l’homme qui vole : Ils chantent : « Dina Dina ». Ils courent pieds nus vers la base militaire de Thiaroye, le point de chute. Peut-être que le parachutiste en question n’était même pas Dina.  Mais pour nous para = Dina.

Hier, l’émerveillement d’enfant devant l’homme qui vole. Aujourd’hui, la tristesse  d’adulte d’apprendre, au  détour d’une conversation fortuite, que le héros de jeunesse est mort il y a une dizaine d’années dans une mission des Nations Unies au Congo…

Le grand saut. Sans para. La promesse se réalise toujours.

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