23 avril 2014

Les marcheurs

Au crépuscule, l’appel du muezzin diffuse une inquiétude vespérale. C’est une voix lointaine et résignée qui semble supplier les fidèles à venir célébrer la prière et se racheter. Moi je marche.

J’y vis depuis plus de 30 ans, mais je résiste difficilement à l’envie de pénétrer dans les rues sableuses et étroites de Pikine. J’aime errer dans ce quartier populaire et animé, situé en marge de Dakar.  Son décor et son ambiance exercent sur moi une fascination restée intacte avec les années.

Je ne suis pas le seul marcheur dans les rues de Pikine. Il semble d’ailleurs que le sort de ce quartier pauvre, sans touriste, ni pèlerin, c’est d’être traversé, arpenté, foulé de part en part par des hommes et femmes pour assurer leur survie.

Tous ne marchent pas pour les mêmes raisons. Je n’ai pas le même but, par exemple, que les enfants mendiants, les talibés. Ces gamins sillonnent le quartier dès l’aube, grelottant de froid dans leurs loques. Ils s’arrêtent devant chaque maison, un vieux pot de tomate concentrée sous le bras pour recueillir l’aumône. Ils laissent dans leur sillage une odeur acre de corps d’enfants sales. Leur denier bain remonte clairement à la dernière pluie.

En milieu de matinée, les marchands ambulants prennent le relais des talibés dans la marche. Ces jeunes hommes athlétiques écument chaque matin le quartier avec la même assiduité. Ils vendent des produits cosmétiques aux femmes restées dans les maisons à attendre leurs maris. Ils colportent sur leurs vigoureuses épaules le fardeau de leur commerce de produits cosmétiques : des laits de corps éclaircissant,  des senteurs d’encens, des parfums en bouteille qui s’entrechoquent, produisant un tintement caractéristique, régulier, qui avertit leur clientèle féminine de leur arrivée. Certains parmi ces jeunes vendeurs sont de purs charlatans qui proposent des aphrodisiaques et des remèdes virilisants.

Il y a bien sûr des moments de la journée où rien ne circule dans le quartier : c’est le Njolor, midi. Le quartier est calme à cette heure. Une chaleur étouffante sévit. A l’ombre, les moutons ruminent calmement.  Pour les hommes aussi, c’est l’heure du déjeuner. Je vois une à une les portes des maisons se fermer.  J’imagine les gens assis autour d’un bol de plein de riz. Bientôt, c’est tout le quartier qui s’assoupira dans une longue sieste. Je me rappelle, à l’école primaire, les rédactions portaient souvent sur ces  moments de quiétude absolue. L’intitulé du sujet, péremptoire, prenait toujours la même tournure : « Dans votre quartier, il règne un calme plat, subitement un bruit survient, que se passe-t-il, racontez ? »

Les sujets de rédaction à l’école primaire ne précisaient pas un moment déterminé de la journée.  Mais dans ma tête d’élève, ces moments de calme coïncidaient avec le début d’après-midi, du moins dans mon quartier. C’est le seul moment où le quartier connait véritablement un repos forcé pour cause de digestion. C’est aussi généralement le moment choisi par les malfaiteurs pour commettre leurs forfaits. Il s’agit généralement de menus larcins : un vol de poule ou de chèvre – les seules bêtes qui trainent à cette heure indue dans les rues, pendant que leurs propriétaires tentent de digérer leur copieux repas.  Ce  « Subitement un bruit survient » dont parle les sujets de rédaction de l’école primaire, correspondait très souvent, dans ma tête d’écolier, à un rageur « Au Voleur ! » qui réveillait tout le monde, et mettait tout ce que le quartier comporte d’hommes valides à la poursuite d’un pauvre quidam. Puisque ce bruit « survenait » souvent à mes heures de promenade, il m’est arrivé (trop) souvent d’être fatalement confondu avec ce voleur… (Mais, je vous assure que, même si elles n’ont pas de but, mes promenades dans le quartier ne sont nullement malintentionnées).

Habituellement, Pikine sort de sa torpeur quand le sable est refroidi. Vers 17- 18 heures, les gens sortent de leur maison.  Les rues se repeuplent. Les jeunes hommes oisifs prennent le thé en commentant les affiches des combats de lutte, ce sport violent qui tient en haleine ce pays. Sortent les femmes à la grossesse avancée et légitime. Elles se promènent, elles aussi, à cette heure d’après-midi avancée. La marche est censée faciliter la délivrance, croit-on. Dans leurs camisoles, elles dandinent alors comme des canards empotés. Elles rabattent sur le ventre rond un épais châle pour protéger le bébé de l’œil malicieux.

Quand le crépuscule est proche, tout le quartier semble pris d’une angoisse frénétique. Les mères retirent leurs enfants des rues. De retour de travail, les hommes se dépêchent pour rentrer chez eux et retrouver leurs épouses rondes aux toilettes exubérantes.  Les vendeuses des rues, des femmes ménopausées, lèvent les étales chargés de sachets d’arachides, d’oranges à moitié pourries ou de pastèques découpées en demi lune… En un clin d’œil, toutes les rues de Pikine sont redevenues désertes. Pas une âme qui vive. L’appel du muezzin diffuse une inquiétude vespérale. C’est une voix lointaine et résignée qui semble supplier les fidèles à venir célébrer la prière. Comme si c’était le tout dernier appel, la toute dernière chance de se racheter.  Mais de quoi ?

 

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Commentaires

Mylène
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Je crois bien qu'en lisant ce billet, j'ai marché dans les rues de Pikine et j'ai vu, j'ai entendu... au fil des phrases. Quelle belle et touchante description ! Merci.

Serge
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fantastique texte... :)

diambar
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merci